À Serge FILIPPINI, auteur de RIMBALDO

aux Éditions de la table ronde (il est vrai que le cycle Arthurien s’imposait)

« L’histoire racontée dans ce livre est une fiction. Elle met en scène 7 personnes figurant sur une photo prise à Aden en 1880. L’auteur a conservé leurs noms ainsi que certains éléments de leur biographie puisés à différences sources, mais la plupart des éléments qui contribuent à faire d’eux des personnages sont le fruit de son imagination » 

Jules SUEL est né le 17 mars 1831 à Aubenas, où son père exerçait le métier de tailleur d’habits. Le 7 février 1854, Jules se marie à Lyon – où il réside 4 rue Thomassin (second arrondissement) – avec Marie Magdeleine Antoinette PINET (de 4 ans ½ son aînée). S’il va sur ses 23 ans, Antoinette (et non Madeleine – prénom qu’elle détestait : nom de pécheresse ou de petite pâtisserie qui n’avait pas alors encore acquis ses lettres de noblesse) en a 28 ; Veuve d’un mari, épousé une dizaine d’années plus tôt, elle vient déjà de dépasser le mitan de sa vie. Si un SUEL a pu déniaiser l’autre, ce n’est donc pas celui que l’on croyait.

De même, sera-t-il difficile de faire de Mme SUEL – née au Monastier-sur-Gazeille, en Haute-Loire – une authentique champenoise (Anglure (sic)), d’autant qu’elle et son second mari ne se sont guère éloignés de la région lyonnaise avant leur embarquement pour Aden. De là à ce que le fouet lui tombe des mains, il n’y a qu’un pas de bourrée à faire.

La champenoise madame SUEL est plus vraisemblablement la seconde femme de Jules SUEL, Louise Caroline BÉNARD (de 8 ans sa cadette, Lucie dans l’intimité pour son seul Jules), que SUEL épousera à Aden, une année seulement après le décès d’Antoinette. Gageons que cette nuit-là, Jules sentit son sang se retourner avec plus d’acuité sous l’électrique caresse des lanières de cuir bouilli. 

On comprendra de facto qu’Antoinette rencontrera quelques difficultés d’ordre pratique à accueillir, au milieu des années 80 et au-delà de sa propre limite de péremption, avec émotion, frustration ou dédain, quelque information relative aux amours latines d’Émilie PORTE ou bien celle narrant le croc en jambe que la mort fît à RIMBAUD un sale matin de 1891. Quant à imaginer un hypothétique retour de sa part en métropole (qui plus est dans sa ville natale) au bras de son époux, ceci ne peut s’imaginer que les pieds devant (position assez contorsionnée et peu confortable soit dit en passant pour celui-ci).

J’avoue aussi avoir quelque mal (ô prosaïsme !) à me représenter Antoinette SUEL, 53 ans aux prunes, propriétaire du grand hôtel de l’Univers – le plus bel hôtel de Tawahi – faisant l’humble et la soumise, et donnant du « Madame » à une jeune demoiselle PORTE, gamine d’à peine 18 ans, belle fille du gérant du modeste hôtel de l’Europe. La gamine pouvait toujours se faire appeler Madame BIDAULT (ce photographe sans le sou ayant rompu avec sa famille d’aristos et à présent hébergé chez beau-papa), cela ne trompait personne.  Chacun ici savait que le mariage n’avait aucune valeur juridique (un seul ban avait été publié) et que l’enfant, qui sans doute un jour naîtrait de cette fausse union, ne serait qu’un bâtard de plus sur cette terre de misère (« autant ne pas avoir de progéniture », ajoutait-elle).

Augustine Émilie PORTE – comme sa sœur Anne Marie (malgré leur différence d’âge, 5 ans tout de même, les gens les prenaient souvent pour des jumelles) – était tout sauf une intellectuelle, une amoureuse des lettres. Qui sur ce rocher âpre aurait pu se prévaloir d’un tel loisir, d’une telle vanité ? Toutes deux par contre étaient vives et bien décidées à ne pas prendre racine dans cette région déshéritée (aucun arbre n’y poussait que tors), comme semblait s’y résigner leur mère. Les deux sœurs mettaient parfois quelque complaisance à peindre leur enfance en des tons chagrins, n’hésitant pas parfois à forcer le trait d’une once de cynisme (déguisement à leur pudeur ?). Elles n’étaient ni totalement orphelines, ni n’avaient été recueillies par deux gougnottes sanguines éprises de vieux livres et de photos jaunies. Leur père, cantinier aux armées (ingénieur dans leurs rêves), était certes mort à la guerre contre les prussiens, quand Émilie avait 9 ans, à Kédange sur Canner (« ça ne s’invente pas », disaient-elles), mais leur mère était irrémédiablement vivante. Si la France avait abandonné ses provinces de l’Est, leur mère lorraine, très patriote (elle travaillait chez un fournisseur aux armées et son mari, sapeur, ne pouvait quand même pas être mort pour rien), n’avait pas voulu se laisser dérober sa nationalité. En 1871, Marie PORTE, née SCHELLER, s’était occupée seule de toutes les formalités de départ. Quitte à devoir quitter la Lorraine, elle emmènerait ses filles vers les lointaines colonies. Le nouveau gouvernement n’offrait-il pas un petit pécule à tous ces émigrants ? Aden ne devait être qu’une escale vers Saigon, mais pour plein de raisons (sans doute toutes plus mauvaises les unes que les autres, estimaient aujourd’hui ses filles) toutes trois étaient finalement restées à quai, ici. 

Marie PORTE eut tôt déniché un emploi de femme à tout faire à l’hôtel de l’Europe. Dure à la tâche, capable, ambitieuse aussi, sa fonction évolua vite vers de plus hautes responsabilités (suivi des comptes, règlement des fournisseurs…) et se diversifia. D’abord modèle, puis maîtresse du gérant de l’hôtel, Charles Hyacinthe NEDEY*, photographe par passion et d’un an son cadet ; jusqu’à ce jour de février 1873 où elle devint officiellement Madame NEDEY. Charles était un homme aimable sur qui une femme pouvait compter, et, si Marie n’était plus en âge d’avoir d’enfants, il fallait bien donner un père à ses deux filles. Mme NEDEY craignait surtout ce qui pouvait advenir sous ces climats à certaines orphelines écervelées. Combien d’employées de maison, de servantes d’hôtel ne s’étaient-elles pas laissées engrosser par leur patron ? Pour sauver les apparences, les plus généreux trouvaient un garçon compréhensif qu’ils allaient parfois jusqu’à récompenser d’une petite dote. Pour les plus généreux !

Le bon père SUEL s’était lui-même trouvé dans cette délicate situation au début du printemps 1875. Anne PRADALIER, la vingtaine généreuse, était lingère à l’hôtel de l’Univers depuis près de deux ans. Le mariage fut arrangé avec le cuisinier de l’hôtel, Antoine COYE, brave garçon affublé d’un pied bot et d’un certain talent pour la misanthropie. Quelques courts mois plus tard, un petit Jules voyait le jour, prénom prouvant que cette fille simple avait dû éprouver une réelle affection pour le bon père. Et ce sentiment n’avait-il pas d’ailleurs été payé de retour ? La présence du bon Jules comme témoin au mariage d’Anne et d’Antoine (à côté de Jean-Baptiste Silvère RIMBAUD, chef de service aux Messageries Maritimes – le seul RIMBAUD qui apparaîtra dans cette histoire) ainsi que son paraphe attesté sur la déclaration de naissance de l’enfant éponyme ne seraient-ils seulement que les témoignages d’un sourcilleux service après-vente ? Je me plais à croire que non.   

L’arrivée d’Édouard Joseph BIDAULT DE GLATIGNÉ à Aden suivit de cinq années celle de la famille PORTE. Ce jeune aristocrate, qu’on soupçonnait d’être en rupture de ban, séduisit très vite chacun par sa nature calme, quoique sans concession, à laquelle s’alliaient un solide esprit pratique et d’indéniables facultés d’adaptation. A l’aise avec chacun, il frayait aussi bien avec le gradé britannique (tel ce franc maçon de capitaine HUNTER, pas encore major à l’époque !), le vice préfet apostolique de la mission ou les négociants de tous poils,  européens, parsis et natifs …Émilie (et sans doute aussi  sa sœur) avait de suite été fascinée par ce jeune homme à l’esprit bien tourné (comme on le dit d’une taille ou d’une phrase) qui avait un jour débarqué à l’hôtel de l’Europe pour sembler n’en jamais plus devoir partir. Malgré l’opposition formelle de sa famille (vieille noblesse mayennaise quelque peu retombée), Édouard Joseph épousa Emilie moins de 2 ans après en avoir fait la connaissance. Ayant trouvé en Charles NEDEY un mentor patient qui lui apprit à développer un goût, latent mais certain, pour la technique photographique, il fut bientôt envisagé que le gendre prît la succession du beau-père dans le petit studio de photographie attenant à l’hôtel. Un petit nuage pommelé passa devant les yeux d’Emilie. Qu’avait donc ce maudit rocher à les retenir tous ? Emilie était une fille amoureuse et pratique, elle cligna des paupières et attendit la suite. 

La suite :

En 1879/1880, Pietro FELTER est en Italie bien loin d’Aden, il ne partira pour sa première mission en Mer Rouge qu’en 1884. 

Au tournant des années 1879/1880, Maurice RIES sera envoyé à Hodeïdah par son patron – le négociant en café César TIAN – qui le juge apte, à l’issue de ses « quatre années de noviciat » exercées à Aden, à ses côtés, à ouvrir et tenir une agence sur la côte ouest de l’Arabie. Maurice RIES, qui fondera une « dynastie » commerçante encore à ce jour en activité sur la côte africaine, n’était pas exactement une nature fragile que ces climats indisposaient plus que de nécessité. Il ne séjournait ni ne faisait la sieste à l’hôtel de l’Univers. Tout au plus pouvait-il passer de temps en temps y boire un verre à la santé des affaires.

En 1879/1880, Henri LUCEREAU entend bien les chiens aboyer, mais ne voit aucune caravane passer.     

Le 28 octobre 1879, Pierre Joseph DUTRIEUX, venant de Zanzibar, débarque malade  à Aden. Il en repartira autour du 13 novembre. La photo dite du coin de table à Aden a été prise entre ces 2 dates, et plus vraisemblablement dans la seconde moitié de cette période  (présence de LUCEREAU en novembre, remise sur jambes de DUTRIEUX, minimum d’accointance entre les personnages / même si DUTRIEUX a déjà dû passer à Aden l’année précédente / départ de la 2ndeexpédition belge), soit donc entre le 7 et le 13 novembre.  

Fiction pour fiction, peut-être -visionnaires – fêtaient-ils le 11 novembre, anniversaire d’un futur armistice ? Toujours est-il que les sieurs REVOIL Georges et RIMBAUD Arthur sont à cette époque, totalement hors site et résolument hors champ. 

Hi ! Povero ! RIMBALDO !

Circeto (13/06/2014)

*Catherine MAGDELENAT nous fait justement remarquer que Charles NEDEY est entré bien plus tôt dans la vie de Marie PORTE, puisque son nom apparaît, en tant que témoin, sur l’acte de naissance d’Augustine Émilie, en date du 22 avril 1861, à Metz. Il était alors sergent au 3ème régiment du génie, le régiment auquel appartenait François PORTE. On notera que Charles et Marie, tous deux du même âge, étaient plus jeunes que François, de 15 bonnes années. Une fable peut-elle chasser l’autre ?

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