
Amateurs de mythes, qui un jour, un mois, plusieurs années pour les plus masochistes, avez été abreuvés par cette histoire d’une photo retrouvée de RIMBAUD, oyez la nouvelle : le poète à la culotte au large trou n’était pas sur la photo ! « RIMBAUD » n’était pas RIMBAUD !
« Je est un autre » écrivait-il dans la lettre dite du Voyant ; on aurait donc pu s’en douter !
Une page se tourne, celle du joli conte évolutif qui nous a été offert depuis le printemps 2010, nous présentant un Arthur RIMBAUD, pris en photo, sur un coin de table d’Aden, en août 1880, à peine le pied posé sur la terre yéménite. Ce détail, déjà, n’aurait-il pas pu nous glisser la puce à l’oreille ?
Clic Clac Kodak?
A une époque où le polaroid et le numérique n’étaient pas vraiment au point, prendre une photo requérait nombre d’opérations complexes et n’était l’apanage que de quelques-uns. Les photos étaient rares, les poses un peu longues, le sujet toujours soigneusement mis en scène. Pas de photos au débotté mais des photos composées, ne laissant rien au hasard. Cette photo dite du « coin de table à Aden », soigneusement cadrée, joliment équilibrée, où chaque personnage offre le meilleur de lui-même, ne pouvait échapper à la règle.
Ces hommes et cette femme, de toute évidence, prennent la pose. Leur présence ne doit rien à l’instant, cette photo a été pensée à l’avance, c’est un groupe d’amis ou de relations que l’on a réunis, tout exprès, pour être photographiés. Ce n’est pas un motif pris sur le vif ; ces hommes, cette femme savaient, la veille, le matin, que cet après-midi là, à cette heure précise, ils se réuniraient sous la véranda pour être immortalisés. Ce groupe constitue nécessairement une entité sociale, gérée par des liens d’une certaine nature et d’une certaine force.
Alors, autant il était plausible d’imaginer un Arthur RIMBAUD faisant partie de cette micro-société quelques années après son arrivée, autour de 1882 ou 1885 (année pour laquelle nous avons la preuve qu’il fréquentait Jules SUEL et son Grand hôtel de l’Univers de Steamer-Point, cadre de la photo), autant il était bien improbable d’imaginer RIMBAUD à ce point intégré à la colonie des Français d’Aden, en août 1880, une quinzaine de jours seulement après y avoir débarqué.
En août de cette année-là, pour ces résidents d’Aden, RIMBAUD n’était au mieux qu’un inconnu, arrivé sans le sou, et qui plus est malade. Embauché, le 16 août 1880, par la maison BARDEY – toute récente, elle aussi, sur le secteur – il devait être alors plus occupé à travailler dur à la factorerie d’Aden Camp (à deux heures de route de l’hôtel de Steamer-Point), dans l’espoir de se refaire une petite santé économique, que de parader sur une photo, avec des notables…même en coin de table.
Anti-mythes
Mais comme toujours avec RIMBAUD, nous sommes, des deux pieds (surtout le gauche), dans le mythe, celui qui l’accompagne, depuis qu’un matin d’hiver à Londres (ou d’été à Roche, ou d’automne à Stuttgart) il a abandonné la poésie. Ce mythe qui fait qu’on parle, aujourd’hui, plus de la vie de RIMBAUD, de la photo de RIMBAUD, de l’alentour de RIMBAUD, que du cœur même de son œuvre.
Car qu’est-ce donc, sinon céder une fois encore au mythe, que de ne pouvoir imaginer une quelconque photo d’époque prise à Aden sans Arthur R. ? Il faut aussi reconnaître que cette photo nous en avions tous rêvé !
Voyons la scène, toute évidente : Aden, Hôtel de l’Univers, le soir tombe (comme par maladresse). Un gamin entre en trombe dans l’hôtel :
– « Hé, m’sieu SUEL ! Y’a LUCEREAU et RIMBAUD sur votre terrasse, en train d’se taper une p’tite mousse ! »
– « Hein, RIMBAUD ? Le maudit poète symboliste que le monde entier nous envie(ra) ? Vite, va chercher l’appareil-photo, ça intéressera Paris-Match !».
Allons, foin d’ironie facile ! Ne jetons à personne la pierre (celle sur laquelle, mieux qu’une église, on a bâti tant et tant de chapelles rimbaldiennes), car nous portons tous ce mythe en nous, le mythe de l’adolescent que nous fûmes, qui remue toujours au creux de nos lombes, et ne veut pas mourir.
RIMBAUD : un corpus bouffé aux mythes, livré à tous les appétits. Requiescat in pace (si tu l’oses) !
Donc, nous ne le répèterons jamais assez, cette présence de RIMBAUD, sur une photo de groupe datée en dernier lieu d’août 1880, aurait dû nous apparaître très improbable, quasi impossible… et d’autant plus impossible que nous savons maintenant que la photo a été prise, non pas en août 1880, mais, plus tôt, en novembre 1879.
Bienvenu à DUTRIEUX !
Une preuve photographique a en effet été apportée en 2011, par un professeur de mathématiques, agrégé de lettres, et spécialiste de la geste rimbaldienne : M. Jacques BIENVENU *. C’était déjà à lui * que l’on devait, au mois de mai 2010, l’identification d’un personnage clef : l’explorateur Henri LUCEREAU (le grand moustachu bravache, debout à gauche), qui avait permis de dater la photo de la période « septembre 1879 – août 1880 », créneau temporel correspondant à la durée du séjour, à Aden, de cet explorateur (qui fut tué, du côté de Harar, en septembre 1880).

C’est donc à lui* encore que nous devons l’identification d’un second personnage clef (toujours en terme de datation de la photo), celle du docteur Pierre-Joseph DUTRIEUX, docteur et explorateur – membre de la première expédition belge, partie vers le Tanganika, de 1878 à 1879 – qui n’est autre que le barbu assis, à gauche, au premier plan de la photo (nez pincé, front plissé, tempe résolument dégarnie).
Afin de ne pas alourdir cet article, je vous invite à prendre connaissance, tout à loisir, de la photo (en tête d’article) du docteur DUTRIEUX. Vous pourrez ainsi constater combien la ressemblance, avec le barbu de gauche de la photo, est frappante, j’oserais dire : concluante.
Pour mémoire, les tenants du scénario « avec RIMBAUD », avaient successivement proposé, pour l’identité de ce personnage, les noms d’Alfred BARDEY (employeur de RIMBAUD) et de Georges RÉVOIL (explorateur et photographe arrivé sur place, en août 1880). La comparaison des différentes photos connues de ces deux personnes avec le « barbu » de la photo ne peut tenir longtemps, face à l’évidence DUTRIEUX, mais là aussi je vous invite à vous faire votre propre jugement sur la question, plutôt que vous fier aux assertions des « experts en expertises ». Voir articles suivants.
DUTRIEUX et LUCEREAU sont sur la photo : l’hypothèse RIMBAUD tombe à l’eau.
La présence conjointe des deux explorateurs LUCEREAU et DUTRIEUX à Aden date précisément la photo de la seconde quinzaine de novembre 1879, c’est-à-dire plus de 8 mois avant l’arrivée de RIMBAUD à Aden, à une époque où RIMBAUD se gobergeait tranquillement en Métropole, inconscient, le malheureux, des tourments qu’il infligerait, un siècle plus tard, à ses meilleurs exégètes et plus parfaits biographes.
Nous savons en effet que le docteur Pierre-Joseph DUTRIEUX a rencontré, pour la première et seule fois de sa vie, Henri LUCEREAU, précisément à Aden, en novembre 1879, de retour de son expédition malheureuse en Afrique Centrale. Atteint de malaria, il avait dû faire demi-tour, au printemps 1879, et revenait en Europe via Zanzibar et Aden – où il resta 15 jours.
Nous tenons cette information – déterminante pour notre affaire – de la propre main du docteur DUTRIEUX, qui l’a écrite, à l’encre noire sur papier blanc, dans une lettre adressée à un journal égyptien, le 18 février 1881, quelques mois seulement après le meurtre de LUCEREAU. Cette lettre, qui a été reprise dans le bulletin de la Société de géographie commerciale de Paris de 1881– Tome 3, pages 193 et 194, est consultable par tout un chacun, sur le site de la BNF.
On y lit : « J’ai passé 15 jours à Aden, avec M. LUCEREAU en novembre 1879, au moment où je revenais mourant …la confraternité qui unit tous les voyageurs africains m’attira les sympathies de M. LUCEREAU…j’en ai gardé un souvenir reconnaissant et je me dois à moi-même de rendre hommage à la mémoire de l’infortuné voyageur…». Nous savons de façon précise que ce séjour à Aden s’est déroulé du 25 octobre (date de son débarquement, de retour de Zanzibar) au 13 novembre 1879 (à 2 jours près).
Il ne savait pas que cette lettre allait mettre un terme à un feuilleton médiatique, démarré quelques 130 années plus tard autour d’une photo prise sur un coin de table d’un hôtel d’Aden et réunissant autour vraisemblablement du propriétaire, M. Jules SUEL, quelques uns de ses clients explorateurs : MM LUCEREAU et DUTRIEUX notamment.
Et si cette photo n’a rien apporté de plus à notre connaissance de « l’autre vie » de RIMBAUD, elle a au moins permis de mettre quelque peu la lumière sur certains héros oubliés de l’histoire.
Pour suivre l’adage Wahrolien, eux aussi avaient bien droit à leurs 15 minutes de gloire !
Circeto (25/01/2011)
*d’après David DUCOFFRE, (« DD les chaussettes » pour les intimes), l’extraordinaire exégète rimbaldien, spécialiste paradant et bien connu du jardin des daines, la découverte de l’identité de LUCEREAU serait de lui, et celle de DUTRIEUX serait de M. COURTIAL. Dont acte !