Rimbaud, six ans après, l’entier mystère de la photo d’ADEN

M. Pierre GUÉRY, descendant de la famille BIDAULT de GLATIGNÉ, vient de publier un excellent livre consacré à l’œuvre photographique de son ancêtre Édouard Joseph : D’un continent à l’autre.

Ce livre, tout chaud sorti d’impression, a été conçu et réalisé par l’auteur après un long travail de recherche iconographique effectué auprès de différents membres de sa famille (fouille de vieilles malles enfouies dans d’hypothétiques mansardes, antiques albums de photos retrouvés sous les falbalas et les fleurs séchées, au fin fond de tiroirs oubliés…). 

Le travail artistique d’Édouard Joseph BIDAULT de GLATIGNÉ était jusqu’ici essentiellement connu du public à travers l’admirable collection de photographies que possède la Bibliothèque Nationale de France : photos prises, entre 1882 et 1889, lors de ses campagnes africaines (essentiellement en Ethiopie, pays galla et somali, autour de Harrar ou sur les côtes de la Mer Rouge).

M. Pierre GUÉRY complète notre connaissance de l’œuvre d’É.J BdG, en nous présentant, pour la première fois, une série de photographies un peu plus tardives réalisées sur le continent Américain, entre 1890 et 1893.

Ci-dessous, photographies d’Afrique ( SOLEILLET à Obock – 1882 ou 1884, 3 Jeunes-filles (Gallas et Somali) – 1888 ou 1889)

 … photos splendides, d’une grande élégance, témoignant d’un fort souci de composition et d’une riche sensibilité.

La présence d’Édouard Joseph BIDAULT de GLATIGNÉ à Aden est attestée à partir du 19 mai 1878 – date de son mariage avec la jeune Augustine Émilie PORTE. Il avait alors 28 ans, elle : 17. Sans doute, était-il arrivé sur place quelques années plus tôt, entre 1873 et 1876 (son dernier recensement en Mayenne remonte à 1872).

Ses beaux-parents (Marie NEDEY – veuve PORTE, née SCHELLER et Charles Hyacinthe NEDEY) étaient depuis peu d’années les propriétaires de l’hôtel de l’Europe établi sur le Crescent de Steamer Point. Charles NEDEY y exerçait en outre la profession de photographe, une activité d’évidence reprise ensuite par le gendre comme le prouve sa qualité de commerçant-photographeinscrite sur quelques documents officiels.

Comment donc évoquer Édouard Joseph BIDAULT de GLATIGNÉ – photographe dûment installé à Aden – sans évoquer une certaine photographie découverte, il y a déjà 6 ans, par les libraires DESSE et CAUSSÉ, cette photographie où ses inventeurs ont cru reconnaître un certain maudit poète prénommé Arthur ? Impossible n’est-ce pas ? 

Voilà pourquoi, la parution du livre de M. GUÉRY donne, à Jacques DESSE, l’occasion – toujours appréciable, toujours goûtée – d’apporter quelques compléments d’information relatifs aux personnages présents (ou non) sur cette photographie qui, depuis 2010, a fait couler, sur papier virtuel et sous les ponts, un peu de fiel et beaucoup d’encre. 

Jacques DESSE nous gratifie ainsi, sur le site des libraires associés en date du 28 juin dernier, d’une nouvelle photo d’Augustine Émilie (née PORTE, divorcée BdG, remariée FELTER – la vie est toujours compliquée !), extrait du fonds familial de Pierre GUÉRY. 

 Collection familiale.
Reproduction interdite sans l’accord des ayants-droits.

Ce portrait exécuté par un photographe italien de Brescia date probablement des années 1890, comme le précise Jacques DESSE. Nous savons en effet qu’Augustine Émilie, après sa séparation d’Édouard Joseph en 1886, part l’année suivante pour l’Italie en compagnie de son futur mari – Piétro FELTER – (cf lettre d’ILG à É.J BdG, en date de 1888), rencontré à Aden, où ce pionnier italien exerçait le métier d’agent commercial. Ils s’installeront alors à Salo (province de Breschia) – FELTER y avait fait ses études – mais retourneront plusieurs fois en Afrique, entre 1890 et 1892.  L’un de leurs enfants naîtra d’ailleurs à Harar, le monde rimbaldien étant tout petit.

La relation conjugale d’Augustine Émilie et d’Édouard Joseph avait de fait démarré sous des auspices peu favorables : la famille du marié ne parait guère avoir approuvé l’union, les bans ne furent pas correctement publiés en France, en conséquence la régularité même du mariage ainsi que la légitimité de la filiation de l’enfant – née 2 ans plus tard – furent officiellement mises en doute. Marie Cécile PORTE (et non BdG) sera qualifiée, sur l’acte de naissance, d’enfant naturelle reconnue par le père.  

Nous nous souvenons que Jean-Jacques LEFRÈRE et les Associated libraires avaient déclaré reconnaître sur la fameuse photo d’Aden – dite du coin de guéridon – le couple Édouard Joseph (le moustachu goguenard debout) et Augustine Émilie (la femme assise à droite). 

Jacques DESSE revient donc, dans l’article récemment paru sur son blog, sur l’identification de la jeune-femme, ajoutant aux arguments anciens l’expertise nouvelle qu’apporte le portrait de Breschia – ainsi qu’un autre portrait légendé la moglie di Felter que nous connaissions déjà et qui est disponible en ligne sur un site italien consacré à Piétro FELTER.

Rappelons-nous, qu’en 2010, lors de l’identification de la femme du portrait de groupe, les découvreurs n’avaient eu à leur disposition qu’une photo de profil présentant une Augustine Émilie nettement plus âgée.  Jacques DESSE conclut aujourd’hui,  de la comparaison de ces 2 portraits avec le profil de la femme d’Aden, que la ressemblance est à présent indéniable. Il en profite, au passage, pour fustiger (ô faiblesse trop humaine !) son bienvenu ami, spécialiste tout terrain du dictionnaire BARONIAN, qui avait eu – selon lui – le mauvais goût de mettre en doute à l’époque, cette ressemblance, préférant supputer la présence d’une Mme SUEL ou d’une Mme NEDEY, femmes beaucoup plus âgées.   

Sur mon blog, j’avais aussi émis certains doutes quant à la valeur de cette identification réalisée par les libraires (sans toutefois nier une certaine ressemblance). J’étais alors nettement plus sceptique sur l’identification d’Édouard Joseph. 

A présent, à la vue des 4 portraits accolés ci-dessus (même visage épais, fortement charpenté ; nez identique, etc), j’affirme que le doute n’est plus pour moi permis. La femme de la photo d’Aden est indéniablement Augustine Émilie PORTE, femme de BIDAULT de GLATIGNÉ. Ou pour l’exprimer de façon plus pseudo-scientifique, et pour imiter certain autre, je dirais que c’est certain à 99%. 

Ce qui étaie ma certitude est en outre un autre élément, à mes yeux fondamental : j’ai dorénavant également acquis la conviction (à 98%) que le grand moustachu goguenard lançant sur la photo d’Aden une oeillade roucouleuse à cette femme est bien – comme MM LEFRÈRE, DESSE et CAUSSÉ l’avaient avancé –  Édouard Joseph BIDAULT de GLATIGNÉ.

Et, comme Jacques DESSE, je dois cette conviction nouvelle, également à Pierre GUÉRY … et à son livre !  C’est M. GUERY en effet -et lui seul – qui m’a fait remarquer une certaine photo du livre, intitulée Province de St Paul, cueillette du thé, photo prise par É.J BdG, lors de sa campagne brésilienne de 1890-1893. 

 Collection familiale. Reproduction interdite sans l’accord des ayants-droits.

Il m’a ainsi indiqué qu’il soupçonnait l’homme placé à l’extrême gauche de la photo – cet homme d’une quarantaine d’années portant moustache et chapeau – d’être le photographe lui-même.

Nous n’avions, à ce jour, comme seul portrait connu d’ É J BIDAULT de GLATIGNÉ, qu’un petit médaillon de qualité moyenne, fourni par Pierre GUÉRY (déjà lui ! c’est dire comme son apport aura été précieux dans ces identifications). 

Collection familiale. Reproduction interdite sans l’accord des ayants-droits.

Un portrait que j’avais alors trouvé peu propice à l’identification en É J BdG du goguenard moustachu d’Aden : relief du visage peu visible, arête du nez peu dessinée, oreilles incomparables, lèvre inférieure très différente entre les 2 portraits : épaisse chez l’homme d’Aden, à peine apparente sur le médaillon (mais il est vrai que les libraires et biographe nous avaient affirmé qu’il était à la mode de pincer ses lèvres lors d’une séance de pose chez un photographe professionnel). 

Eh bien, je reconnais aujourd’hui avoir été moins perspicace que nos amis ! Errare humanum est, etc… Si tout le monde pouvait en faire sa devise dans ce débat, sûr qu’on progresserait plus vite !

Édouard Joseph BIDAULT de GLATIGNÉ est bien notre homme !

Mais, comme pour son épouse, c’est la comparaison de plusieurs photos (pas 2 seulement, mais plus), nous montrant l’homme dans des attitudes ou des angles sensiblement – mais pas trop – différents, qui nous permet de conclure positivement. 

Dans cet homme photographié dans la plantation de café, nous reconnaissons en effet assez fidèlement le moustachu d’Aden (même forme de visage, même nez aquilin, même moustache tombante… sa lèvre inférieure même est réapparue). 

Oui, j’avoue qu’il a été ajouté, ci dessus, une pièce vestimentaire (devinez laquelle) à notre moustachu Adénien ! Je sais que ceci frôle la correctionnelle, mais ce n’est pas moi, c’est la seule faute de Catherine MAGDELENAT, à qui nous devons les comparaisons ci-dessus.

Un grand merci à la webmistress du site bleu turquin Mag4, dédié au poète au paletot devenu idéal et féal de la muse.

On notera, sur la photo d’Aden, le magnifique bougé affectant le visage de notre moustachu, lui conférant une oreille droite au pavillon splendidement éléphantin.

Je laisse le lecteur établir ou non sa propre certitude. Pour moi, celle-ci est faite : nous tenons le couple de la photo d’Aden, précisément là où les découvreurs de la photo l’avaient situé. De fait, jamais je n’ai été aussi proche de Jacques DESSE, concernant la reconnaissance de certains personnages du coin de guéridon. Malheureusement notre fugace compagnonnage s’arrêtera là !

Selon Jacques DESSE, toujours rivé à la datation de cette photo en août 1880 (nécessitée seulement par son hypothèse RIMBAUD), la présence d’une Augustine Émilie qu’il estime être enceinte apporterait à sa théorie une preuve qu’il juge absolue (insisterait-il moins sur la présence de RÉVOIL ?). C’est, me semble-t-il, aller quelque peu vite en besogne et feindre – une nouvelle fois – d’ignorer la présence toute aussi incontestable du docteur DUTRIEUX sur la photo. DUTRIEUX et non RÉVOIL, comme le pensaient nos amis biographe et libraires – cf comparaisons suivantes : 

 Ou bien, cette autre comparaison des profils, plus respectueuse de la chronologie, avec un portrait de RÉVOIL en date de 1882 plutôt que de 1883. NB : pour ne pas fausser la comparaison, je n’ai pas retenu le portrait d’époque datant de pile 1880 et tiré à Marseille, juste avant le départ de l’explorateur pour Aden, le portrait d’un RÉVOIL au menton imberbe (cf article de Jacques BIENVENU sur le sujet). 

Rappelons-le encore : la présence de DUTRIEUX date de façon définitive la photo d’Aden de la première quinzaine de novembre 1879, période à laquelle RIMBAUD, sauf preuve du contraire que nous attendons (ah, les pilleurs d’épaves !) est en métropole – cf épisodes précédents.

La question n’est donc pas : la photo d’Aden a-t-elle été prise en 1879 ou 1880 ?  Nous connaissons parfaitement la réponse, elle date de novembre 1879, lorsque DUTRIEUX de retour de son expédition belgo-belge croise le chemin de l’explorateur LUCEREAU. La seule question restante est : comment fait-on coïncider l’ensemble des éléments dont nous sommes aujourd’hui certains et qui impliquent la présence simultanée du couple BIDAULT, de SUEL, de LUCEREAU et de DUTRIEUX ?

Je traiterai à part le cas RIÈS, si – comme l’affirment les libraires – il est bien présent sur la photo, en position de second barbu de gauche. J’ai toujours été étonné qu’il paraisse si âgé, malgré ses 20 ans…mais il nous a été répété à l’envi que les années sur le roc d’Aden comptaient triple.  Dans son dernier article, Jacques DESSE de façon assez curieuse fait parler les absents. Ainsi l’absence de César TIAN prouverait, selon lui, que la photo date de l’été 1880 (et non de l’automne 1879) car TIAN, comme tous les ans, en aoûtien convaincu, mange alors la bouillabaisse sur le Vieux-Port. Sous-entendu, si cet éminent Adénien n’apparaît pas sur la photo, c’est parce qu’une mer Méditerranée, pas moins, devait l’en empêcher. Je préfère de mon côté donner préférentiellement la parole aux présents. Ils sont toujours plus prolixes. En août 1880, RIÈS était à Hodeidah (pas à Aden), où il venait tout juste d’ouvrir la nouvelle agence de TIAN (tout comme venaient de le faire BERTRAND et TREBUCHET pour la succursale de l’agence concurrente MORAND – voir là encore l’un de nos précédents épisodes). Un nouveau détail excluant la datation de 1880. Fin de la parenthèse RIÈS.

Reprenons ! Nous avons donc à résoudre l’énigme suivante : nous sommes en novembre 1879 (sans RÉVOIL ni RIMBAUD) et Augustine Émilie PORTE est bien sur la photo, telle qu’elle nous apparaît.

Nous savons qu’elle accouchera de son premier enfant, le 11 novembre 1880. Nous pouvons donc estimer que la conception de Marie Cécile date de février ou mars 1880. Or la photo d’Aden date de novembre 1879 (4 mois plus tôt). Y aurait-il un « mystère de l’enfantement » à résoudre ? Plusieurs possibilités s’offrent à nous, qui par définition ne satisferont totalement personne : 

1. il ne s’agit pas d’Augustine-Émilie, mais de quelqu’une lui ressemblant étrangement. Elle avait par exemple une sœur, Anne-Marie, son aînée de cinq ans. Mais outre le fait que nous n’avons aucune information sur celle-ci et encore moins d’une éventuelle grossesse (très hypothétique) la concernant à l’époque, la présence d’É.J BdG sur la photo plaide -ô combien- pour la présence à ses côtés de son épouse, plus que de sa belle-soeur…voire de sa belle-mère. 

2. Il y a eu grossesse, mais fausse-couche. Là également, cela sent à dix pas, le scénario bricolé en forme de pirouette. 

3. Mon hypothèse : cette femme n’est pas enceinte et le gros ventre (nous noterons qu’il n’y a pas que le ventre qui  semble bouffer sur cette vue de profil) que l’on aperçoit sur la photo ne correspond en fait qu’aux replis de la large robe qu’elle porte et qui se plisse comprimée par la relative étroitesse de la chaise à accoudoirs. La robe aux épaulettes bouffantes apparaissant sur la photo prise à Breschia indique ce qu’était la mode féminine de ces années là. J’imagine qu’une telle robe enchâssée dans un semblable fauteuil doit donner, à la femme qui la porte, une image assez voisine de celle d’Augustine-Émilie, à Aden. 

Pour terminer, reconnaissons qu’il était fatal, depuis l’éviction de la photo du photographe REVOIL (consécutive à la découverte de DUTRIEUX), d’avoir un nouveau prétendant à la paternité du cliché. Or, qui mieux qu’Édouard Joseph BIDAULT de GLATIGNÉ, photographe patenté d’Aden, ces années là (et ils étaient au maximum 2 ou 3 dont son beau-père), méritait d’emporter ce titre ? 

Nous ne convaincrons pas ici, ni ne départagerons bien entendu les 2 écoles, les 2 chapelles irréconciliables (la Dessienne et la Benvenutiste) avec ces seuls arguments. La foi est plus têtue – sinon plus forte – que la raison ! Jacques DESSE niera encore longtemps l’encombrante évidence qu’est la présence de DUTRIEUX. Le second Jacques fera toujours semblant de croire que l’identification d’un certain petit moustachu sur la droite du cliché n’a aucune importance du moment que le maudit poète ne peut plus « techniquement » être sur le cliché. 

Et pourtant, si la plupart des protagonistes du portrait de groupe d’Aden sont aujourd’hui clairement identifiés, l’entier mystère ne sera totalement levé qu’une fois l’Autre (tranquillement assis à son guéridon) aura enfin été parfaitement identifié. 

Là également, nous avons là aussi des pistes mais ceci est une autre histoire, comme il est dit dans les livres. En attendant (car ceci peut être long !), n’hésitez pas à vous procurer l’admirable livre de Pierre GUERY sur ce talentueux et moustachu photographe qu’était Édouard Joseph BIDAULT de GLATIGNÉ. 

Circeto (03/07/2016)

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